Amnésie infantile : de quand date votre premier souvenir ?

Nous pouvons tous faire l’expérience du fait que nous ne nous souvenons de rien avant un certain âge. Mais de quand date notre premier souvenir ? Y en a-t-il vraiment un ou est-ce plutôt un agrégat de premiers souvenirs ? Tant de questions fascinantes qui sont étudiées dans le cadre de certaines recherches scientifiques en psychologie développementale et en neurosciences. 

Vous souvenez-vous de votre premier souvenir ? Ni du second ni du dixième, mais du premier ? Cette question peut vous laisser perplexe. C’est tout à fait normal. Personne ne se souvient des événements des premières années de sa vie. Tenter de dater le premier souvenir n’est pas une lubie de chercheurs farfelus. Cette quête permet d’étudier le développement de nos capacités mnésiques et la façon dont le cerveau crée une trace et nous donne accès à nos souvenirs. Cela permet même de s’interroger sur ce qu’est réellement le souvenir d’un événement.

Une revue systématique vient d’être publiée sur le sujet dans Memory. À cette occasion et pour creuser l’ensemble de ces questions, nous avons interrogé Antoine Bouyeure, doctorant en neurosciences travaillant pour sa thèse sur le sujet de la création des souvenirs d’enfance par le cerveau au département NeuroSpin du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et Marion Noulhiane, docteur en neurosciences, enseignante chercheuse à l’Université Paris Descartes et affiliée au département NeuroSpin au CEA, qui dirige actuellement la thèse d’Antoine.

Premier(s) souvenir(s) ?

Dans sa conception naïve, on peut penser que l’amnésie infantile est une frontière nette entre ce dont une personne adulte se souvient et ce dont elle ne se souvient pas. On pourrait donc être tenté d’imaginer qu’il existe un souvenir unique – le premier souvenir – qui ferait office de délimitation. Pourtant, les études expérimentales sur la question ne supportent pas cette définition du sens commun : « le concept d’amnésie infantile est plus large que le fait de se référer à la date du supposé premier souvenir. Cela renvoie plutôt à une période de la petite enfance. Il n’existe pas de frontière bien délimitée, explique Antoine Bouyeure. Le doctorant développe la définition : les limites retenues sont variables d’un auteur à l’autre. Mais on s’accorde généralement pour dire que cela réfère au fait que nous n’avons pas de souvenirs de notre petite enfance, avant l’âge de 2 ou 3 ans. Cela renvoie, également, à la première période du développement de la mémoire. Avant l’âge de 2 ou 3 ans, donc pendant l’amnésie infantile, la mémoire n’est pas suffisamment « mature » pour créer des souvenirs pérennes, et on observe un oubli accéléré de ces premiers souvenirs. »

Nos premiers souvenirs sont nombreux et on se rappelle de certains d'entre eux selon le contexte. © rawpixel.com, Adobe Stock

Il semble donc que le premier souvenir soit une chimère et qu’il va nous falloir parler de premiers souvenirs au pluriel. Mais avant d’aller plus loin, il faut également préciser ce que nous entendons par le mot souvenir. Marion Noulhiane rappelle que ce concept réfère au système de mémoire épisodique « bien que le terme de mémoire soit souvent utilisé de façon générique, il existe plusieurs systèmes de mémoire. Avec le concept d’amnésie infantile, on ne réfère pas à la mémoire sensorielle ni à la mémoire motrice. Il s’agit ici de la mémoire épisodique, c’est-à-dire la mémoire des souvenirs d’événements uniques contextualisés dans le temps et dans l’espace et dont on cherche les premières traces ».

Une mémoire sous influence

C’est presque devenu un truisme compte tenu des preuves expérimentales dont la science dispose à l’heure actuelle : cette mémoire est loin d’être infaillible et fixe, les souvenirs sont labiles. C’est d’ailleurs grâce à cette avancée de connaissance que le poids des témoignages lors d’un procès est devenu considérablement moins important qu’auparavant. Ce caractère faillible se retrouve également lorsqu’on cherche à mettre la main sur nos premiers souvenirs. « Il existe une multitude de facteurs qui peuvent expliquer la variabilité de l’âge des premiers souvenirs : la génétique, le développement anatomique, fonctionnel et cognitif de notre cerveau, la culture, l’éducation, les interactions avec les parents… voire la méthodologie expérimentale utilisée ! », précise Antoine Bouyeure.

Marion Noulhiane insiste sur les interactions parents-enfants dans la consolidation des premiers souvenirs identifiés : « Au sein du contexte familial, l’évocation régulière de l’enfance favorise la consolidation des souvenirs. Récemment, nous avons montré qu’une corrélation très forte existait entre la récupération de souvenir chez l’adulte et la verbalisation mise en place par les parents. Même si on ne peut pas strictement parler de causalité, cela semble cohérent avec ce que nous connaissons de l’encodage des souvenirs. La verbalisation qui va de pair avec le développement du langage favorise la mise en mémoire et consolide les souvenirs au cours de l’enfance, permettant une meilleure récupération de ces derniers, observée à l’âge adulte. »

À la recherche de la « reviviscence »

Pourtant, nous savons aussi que le fait de répéter inlassablement les mêmes souvenirs peut induire des reconstructions ou encore des effets de télescopages, c’est-à-dire, dater de manière erronée un souvenir, par exemple en le supposant plus récent ou plus ancien qu’il ne l’est réellement, en le confondant avec un autre par similarité, par exemple lors de vacances répétées dans un même lieu pendant des années durant l’enfance. C’est le biais majeur des études sur la recherche des premiers souvenirs épisodiques : faire la différence entre un souvenir dont on se souvient réellement et un souvenir qui a été reconstruit à cause de la retranscription des proches.

« Dans nos études, nous cherchons à provoquer chez le sujet une reviviscence, c’est-à-dire une remémoration où le sujet se revoit vivre l’instant à la première personne, et identifie des critères fondamentaux de la mémoire épisodique : ce qu’il s’est passé, mais aussi la date, le lieu, des informations perceptives, émotionnelles… », détaille Antoine Bouyeure. Marion Noulhiane ajoute qu’il faut aussi faire attention aux souvenirs déduits : « Imaginons que vous ayez un souvenir très vague d’une journée avec vos parents. La seule chose dont vous vous souvenez, c’est que vous portiez un imperméable. Dès lors, vous allez pouvoir faire des inférences sur d’autres informations. Si je portais un imperméable, il devait sûrement pleuvoir. S’il pleuvait, c’était probablement en aumne, etc. Le souvenir pourra avoir des allures de souvenirs reviviscents sans pour autant qu’il en soit un. »

Un souvenir reviviscent est un souvenir où on se revoit vraiment en train de vivre la scène que l'on a vécue auparavant. © New Africa, Adobe Stock

C’est donc un véritable défi méthodologique que d’évaluer cette reviviscence. Quelles stratégies mettent au point les chercheurs ? « La méthode la plus couramment utilisée est celle de la présentation d’indices, généralement des mots génériques comme « école ». Le sujet doit récupérer un souvenir en lien avec cette amorce. Cela permet de contrôler une part de la variabilité de la remémoration en utilisant des thématiques communes », affirme Antoine Bouyeure. Marion Noulhiane nous explique également que pour évaluer l’épisodicité d’un souvenir « on se base surtout sur des données qualitatives, notamment sur les caractéristiques évoquées plus haut par Antoine : où, quand et avec qui. Ensuite, on peut coder ces données qualitatives pour les convertir en quantitatif, par exemple en comptant le nombre de détails épisodiques dans le récit d’un individu ».

La plus-value des méthodes de laboratoire

Dans la revue susmentionnée, les méthodes utilisées pour évaluer la date des premiers souvenirs sont essentiellement rétrospectives, c’est-à-dire que les expérimentateurs demandent aux sujets de se rappeler de souvenirs plus anciens et, à partir de là, essaie d’évaluer leurs hypothèses. Ce sont des méthodes intéressantes mais qui comportent beaucoup de biais comme la variabilité du récit des souvenirs.

Mais depuis quelques années, il existe des méthodes de laboratoire chez le jeune enfant : « nous mettons l’enfant dans une situation expérimentale avec différents objets précis pour créer un souvenir spécifique de cette situation. Dans un second temps, après un certain délai, on replace l’enfant dans ce même environnement et on regarde s’il arrive à se souvenir d’éléments précis, par exemple la place des objets dans la pièce ou la manière dont ils sont agencés les uns par rapport aux autres. Pour vérifier qu’il y a bien un souvenir épisodique, il faut s’assurer de la spécificité de ce souvenir, c’est-à-dire que le souvenir soit propre à la situation qui a été vécue, développe Antoine Bouyeure. Le doctorant conclut : et ce qu’on observe est cohérent avec cette hypothèse. Vers l’âge de 2 ou 3 ans, les enfants peuvent créer des souvenirs épisodiques. Certains auteurs, en utilisant d’autres méthodes, suggèrent même qu’on observe ces souvenirs épisodiques pendant la deuxième année de la vie. Par conséquent, cela suggère que la capacité à créer un souvenir épisodique est peut-être présente avant l’âge des premiers souvenirs identifiés ».

Marion Noulhiane nuance le propos : « La mémoire épisodique est une sous-catégorie de la mémoire déclarative qui comporte également la mémoire sémantique. On sait que chez le très jeune enfant, les compétences associées à la mémoire déclarative sont présentes. Toute la difficulté est de savoir si les souvenirs formés sont épisodiques ou sémantiques, autrement dit, avec ou sans recontextualisation précise. Néanmoins, les études suggèrent que les premiers souvenirs épisodiques reviviscents sont plus précoces que les premiers souvenirs dont on peut se rappeler. »

Que peut-on conclure ?

Récapitulons. Le souvenir que nous imaginons être le premier lorsqu’on nous le demande est influencé par quantité de facteurs. Il semble que nous ayons plutôt un stock de premiers souvenirs dont on se souvient selon le contexte. Aussi, chez les enfants, le rapport de souvenirs est largement influencé par le développement des structures cérébrales mnésiques comme l’hippoampe. Ce que cherchent à dater les chercheurs, ce sont les premiers souvenirs reviviscents qui font partie de la mémoire épisodique où le sujet revit littéralement son souvenir dans sa tête. Enfin, pour identifier et comprendre plus finement le moment et la façon dont se forment nos souvenirs épisodiques, des méthodes novatrices sont utilisées avec des études réalisées chez les enfants pour faire émerger le sentiment de reviviscence. Vos « vrais » premiers souvenirs pourraient, en réalité, être complètement inaccessibles à votre conscience.

Source: radfiotelecaraibes

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