Collecte de témoignages sur les crimes de guerre en Ukraine : « Il y aura des Boutcha un peu partout »

SENSITIVE MATERIAL. THIS IMAGE MAY OFFEND OR DISTURB. Bodies of civilians, who according to residents were killed by Russian army soldiers, lie in the street, amid Russia's invasion of Ukraine, in Bucha, in Kyiv region, Ukraine April 2, 2022. Picture taken April 2, 2022. REUTERS/Zohra Bensemra

Depuis près d’une vingtaine d’années, le prêtre français Patrick Desbois identifie les sites ayant servi à l’extermination des juifs en Europe de l’Est au cours de la Seconde Guerre mondiale. Après avoir fait un travail analogue auprès des Yazidis victimes du groupe État islamique en Irak et en Syrie, il a décidé de collecter des témoignages des victimes de la guerre actuelle en Ukraine.

À la tête de l’association Yahad – In Unum, le prêtre français Patrick Desbois documente depuis près de vingt ans les crimes commis par les nazis contre les juifs en Europe de l’Est lors de la Seconde Guerre mondiale. Avec ses équipes, ce petit-fils de déporté enquête sur les exécutions de masse. Il a aussi accompagné des Yazidis victimes des exactions du groupe État islamique en Irak et en Syrie.

Dès le début de l’invasion russe en Ukraine, le père Desbois a décidé de lancer une collecte de témoignages sur ce conflit. Directeur du conseil académique du mémorial de Babi Yar à Kiev – un site qui contient les restes de près de 34 000 juifs massacrés en 1941 alors que la ville était sous occupation nazie –, il a commencé à interroger des victimes de la guerre en Ukraine. Avec l’aide de médiateurs sur le terrain, il a pu enregistrer ces entretiens en utilisant une application de visioconférence.

Patrick Desbois : Lorsque la guerre en Ukraine a éclaté, un de mes meilleurs amis, Ruslan Kavatsiuk, le directeur-adjoint du mémorial de Babi Yar, m’a dit cette phrase terrible : « Patrick, tu vas revenir pour nos fosses communes à nous. » Je ne pensais vraiment pas qu’il y en aurait. Mais quand on a commencé à voir les massacres de civils sans aucune motivation militaire, cela m’a semblé évident de faire ce travail de collecte. Si je ne le fais pas, qui va le faire ? Il y a vingt ans qu’on travaille en Ukraine. En tout, on a interrogé 8 000 personnes de l’ex-Union soviétique témoins de la Shoah par balles. On connaît énormément de gens, les villages, la topographie.

De quelle façon procédez-vous pour recueillir ces témoignages ?

On est une équipe de quatre personnes ici en Europe de l’Ouest et on a une équipe d’une douzaine de médiateurs sur place. L’un d’eux est à Irpin et il cherche des témoins. Il connaît beaucoup de gens et nous introduit. On sent aussi l’urgence de le faire. Les témoins peuvent rapidement se disperser.

Les gens acceptent de parler à visage découvert, en zoom et en donnant leur vraie identité. Cela m’a surpris. Quels que soient les dommages qu’ils ont subis, ils veulent rester dans leur pays et le défendre. Dans toutes les enquêtes que j’ai faites, je n’ai jamais vu ça. J’ai en tête le témoignage d’une femme blessée et qui se trouvait à l’hôpital. Elle avait perdu une partie de sa famille alors qu’ils étaient en voiture. Elle a presque pleuré pendant l’entretien, mais quand elle a fini, elle a dit : « Dès que je vais mieux, je reprends ma vie et je vais aider les gens. » Je n’en revenais pas. Il y a vraiment un esprit de résistance.

Comment le travail que vous avez déjà effectué sur les crimes de masse vous a-t-il aidé ?

En Irak, on a filmé 450 Yazidis qui venaient de sortir de chez Daech et qui cherchaient à identifier leurs violeurs ou leurs assassins. Sans ces précédentes enquêtes, on ne pourrait pas faire ce travail aujourd’hui. On sait gérer ce genre d’entretiens. Je pense à une femme qui était en voiture avec son fils de trois ans sur les genoux. Elle nous a dit qu’elle avait tout de suite compris qu’une balle avait traversé le corps de son enfant. On lui a demandé beaucoup de détails sur la couleur de la voiture, si elle avait pu être confondue avec un véhicule militaire ou encore le lieu exact de l’attaque. Il fallait pouvoir la situer sur une carte interactive et voir s’il n’y avait pas d’objectifs militaires dans cette zone car il est clair que les Russes vont dire qu’il s’agit de dégâts collatéraux et qu’il n’y a pas d’atteintes envers les civils.

Cette dénégation récurrente des Russes me frappe tout particulièrement. Quand ils bombardent une maternité, comme à Marioupol, ils disent que ce n’était plus une maternité et qu’il n’y avait pas de femmes enceintes. Ils dénient le crime dès qu’il est dénoncé. Pour les corps retrouvés dans la ville de Boutcha, ils disent qu’ils ont été placés là, qu’ils ne sont pas morts et que les cadavres bougent. Historiquement, je n’avais jamais vu cela. Chaque fois qu’un crime est découvert, ils le dénient le jour même en détail. C’est comme si à Oradour-sur-Glane, le jour même, les Allemands avaient dit : « Non, ce sont les résistants qui ont tiré sur les habitants. On n’a tué personne. »

Ces démentis rapides s’expliquent par l’accélération due aux médias sociaux et par le fait que la guerre menée par Poutine est appuyée par une propagande inimaginable. Toute faille à la propagande doit être comblée tout de suite. Je pense aussi qu’après les annonces d’ouvertures d’enquête par la Cour pénale internationale ou de jugement en France ou en Allemagne, les Russes savent que des actions en justice vont être menées. Ils cherchent une protection immédiate. Les témoignages que nous recueillons seront des preuves pour ces enquêtes.

Qu’avez-vous ressenti en découvrant les images des exactions commises dans la ville de Boutcha ?

Cela m’a fait songer aux rues de Kigali. On savait que des crimes avaient été commis en Ukraine, mais jusque là, on ne savait pas que les Russes avaient fusillé des gens en masse et qu’ils avaient utilisé la méthode des fosses communes. En diffusant ces images, on montre aux autorités russes qu’elles sont sous notre regard. Nous leur disons : « Nous savons que vous tuez des civils, nous savons que vous violez des femmes, nous savons que vous pillez des appartements. Toute la planète vous regarde et vous serez jugés. Vos démentis ne tiendront pas. » Malgré tout, je crains que les Russes se disent qu’ils ont fait une erreur à Boutcha et qu’ils décident désormais de faire disparaître les preuves, comme cela s’est beaucoup fait pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils savent qu’on expose leurs victimes et leurs crimes et ils peuvent décider de donner des ordres dans ce sens.

Est-ce qu’il y a aussi des similitudes avec les témoignages que vous avez recueillis sur la Seconde Guerre mondiale ?

Les gens à qui on a lavé la tête par la propagande se transforment en criminels, avec viols, vols et assassinats. J’ai vu cela plusieurs fois dans des villages touchés par les Allemands. Ils venaient soi-disant « avec la pureté de la race » et disaient qu’ils ne faisaient qu’éliminer une « sous-race ». Mais quand on les voyait sur le terrain, ils violaient des femmes, ils massacraient des familles et ils pillaient des appartements. Il n’y a pas de crime pur, cela n’existe pas. Et de voir qu’aujourd’hui, quelqu’un a pu lancer une idéologie qui mobilise ainsi une population et une armée et que cette propagande continue de marcher, c’est presque irréel. Les gens pensent que l’humanité a avancé sur ces questions-là, mais apparemment le degré de liberté de conscience est très fragile.

C’est presque incroyable que ces crimes commis quasiment en public arrivent aux frontières de l’Europe, à deux heures et demie d’avion de Paris. Tout le monde est révolté en voyant Boutcha, mais je me demande ce que cela va être quand Marioupol va être libérée ? Il faut s’attendre à des scènes de massacres beaucoup plus larges. Il y aura des Boutcha un peu partout.

france24

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