Alors que les résultats de l’élection présidentielle tardent à être publiés, les accusations de fraude se multiplient au Nigeria. Les regards se tournent vers les failles du BVAS, la nouvelle technologie biométrique censée assurer transparence et rapidité au scrutin.
« Nous sommes très déçus ». Depuis Abuja, la capitale du Nigeria, l’analyste politique Teniola T. Tayo ne mâche pas ses mots. Alors que le candidat du parti au pouvoir Bola Tinubu creuse son avance et que les accusations de fraude se multiplient, le nouveau système bimodal d’accréditation des électeurs (BVAS), responsable de retards dans la remontée des résultats, est pointé du doigt.
« Il y avait beaucoup d’attente et d’espoirs dans cette élection, en raison des innovations apportées à la loi électorale pour rendre le processus plus transparent, remarque Cynthia Mbamalu, fondatrice de l’ONG issue de la société civile nigériane Yiaga Africa. Mais bien qu’elle présente des points positifs, l’élection présidentielle de 2023 représente une fois de plus une occasion manquée ».
Promesse non tenue
Le BVAS, nouvelle technologie de pointe déployée pour la première fois à large échelle au Nigeria, utilise la biométrie pour authentifier l’identité des électeurs, et ainsi éviter le « survote » de citoyens fantômes. Il promettait aussi de transmettre rapidement les résultats par voie électronique. Son utilisation devait donc, selon l’Inec, l’autorité indépendante responsable des élections, accroître la transparence et la régularité du scrutin, alors que la plupart des élections organisées au Nigeria ont été entachées par des fraudes depuis le retour à la démocratie en 1999.
Mais la promesse n’est pas tenue : les premiers résultats partiels ont été proclamés quatre jours après le scrutin en raison d’importantes défaillances dans le transfert électronique des voix, et de nombreuses irrégularités ont été dénoncées.
« Certains électeurs se sont vus privés de leur droit de vote, en raison de défaillances ou de retards du BVAS, que des agents électoraux ne savaient en outre pas utiliser correctement, déplore Teniola T. Tayo. S’il est encore trop tôt pour faire une évaluation globale du système, des privations de droits de vote ont été causées par ces dysfonctionnements, la reconnaissance faciale a par exemple peiné à différencier des jumeaux. Beaucoup ici pensent que cela a coûté bien trop cher pour le résultat obtenu ».
240 millions d’euros
La mise en œuvre d’une telle technologie, évaluée par le journal Punch à 117 milliards de nairas – environ 240 millions d’euros – représente en effet une dépense supplémentaire pour une élection au coût déjà pharaonique : le Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique, compte plus de 90 millions de votants répartis sur quelque 176 000 bureaux de vote. Le BVAS a ainsi échoué à convaincre l’ensemble des parties de la transparence du scrutin.
Des partis d’opposition ont dénoncé « un simulacre » d’élection et demandé l’annulation du scrutin. « Nous avons totalement perdu confiance dans l’ensemble du processus », ont déclaré mardi le Parti démocratique du Peuple et le Parti travailliste lors d’une conférence de presse conjointe.
De son côté, l’Inec a fustigé des accusations jugées « infondées et irresponsables ». « Lorsqu’ils ne sont pas satisfaits du résultat d’une élection », les candidats « sont libres de s’adresser aux tribunaux », mais ils ne peuvent demander son annulation avant son terme, a ajouté la commission dans un communiqué.
Le système BVAS avait pourtant pour but de limiter le risque de tensions en assurant au scrutin une transparence incontestable. Mais plutôt que d’apaiser les esprits, les problèmes logistiques ont attisé un contexte social déjà tendu. Le Nigeria traverse en effet une double pénurie de devises et de carburant, à laquelle s’ajoutent de sérieux problèmes d’insécurité aux quatre coins du pays.
« La technologie ne fonctionne que lorsque des gens la font fonctionner »
« Je ne sais pas si le retard augmente réellement le risque de modification des résultats, s’interroge Enzo Fasquelle, membre du programme NigeriaWatch de l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Mais il augmente les contestations, car plus un processus est long, plus il devient opaque. C’est ce qui m’inquiète : utiliser une technologie de pointe pour accroître la transparence peut donner finalement lieu à plus d’opacité et à plus de doutes. La biométrie est un marché en plein développement sur le continent, mais on voit qu’il répond finalement en partie à un besoin qui ne correspond pas forcément à la réalité. »
La problématique n’est d’ailleurs pas propre au Nigeria, et aux nombreux pays africains qui ont opté pour ce type de technologie électorale depuis le début des années 2000 : en 2020, l’ancien président américain Donald Trump avait dénoncé des fraudes lors de sa défaite face à Joe Biden, accusant une entreprise d’avoir effacé trois millions de votes électroniques en sa faveur.
« La technologie peut servir d’outil pour améliorer le processus électoral, mais ce n’est pas une solution miracle, et nous ne pouvons pas sous-traiter la construction de la démocratie à la technologie, conclut Cynthia Mbamalu. Dans ce contexte, le problème relève de l’absence de tests et d’examens appropriés pour un déploiement national, et d’évaluation de son état de préparation. Il ne faut pas oublier que la technologie ne fonctionne que lorsque des gens la font fonctionner. »
FRANCE24